Les débats actuels n’en finissent pas de rebondir et de tourner en rond à la fois.
Les récentes contributions, la multiplication des journées d’étude ou de formation (journées de l’ACIM, journées de Taverny ou de Rouen etc.) traduisent les préoccupations et les inquiétudes de la profession. Car au final ce qui est en jeu (mais qui ne peut être posé comme tel publiquement…) c’est la persistance d’une fonction et donc notre existence professionnelle même.
On voit bien la panique et la démoralisation se généraliser et se répandre. A ce titre, les rencontres de professionnels sont très éclairantes et bien souvent, après la journée, le sentiment qui prédomine c’est l’abattement et la résignation. Les collègues les plus sujets à cet abattement étant fort logiquement ceux et celles qui sont actuellement les plus « loin » des mutations technologiques en cours. Je n’étais pas bibliothécaire quand l’informatisation des bibliothèques est devenu un passage obligé mais j’imagine sans peine que le ressenti devait être assez proche. Dans la valise de « l’adaptation à la modernité » se trouvait également remise en cause la légitimité professionnelle et c’est bien l’identité sociale des bibliothécaires qui en prenait un coup. Dire cela ne signifiant évidemment pas que l’informatisation n’était qu’une soumission à une doxa moderniste car il est bien évident que l’informatisation permettait d’améliorer sensiblement la qualité du service rendu. Et tou-te-s les bibliothécaires en sont aujourd’hui probablement bien convaincu-e-s.
La vague actuelle est d’une certaine façon bien plus douloureuse puisque c’est la fonction sociale même de la bibliothèque qui est mise en question et pas seulement la redéfinition des tâches des professionnels. Cette « mutation » de la bibliothèque s’accompagne bien évidemment aussi d’une redéfinition des missions et tâches des professionnels. Mais surtout elle pose la question même de leur existence. Le récent message posté par l’ex-collègue de Fontainebleau est à ce titre très éclairant. Derrière l’appréciation portée sur la fin des supports par la tutelle municipale, c’est bien la discothèque qui ferme. En ce sens la récente contribution de Bruno David (http://www.acim.asso.fr/spip.php ?article199 ) met le doigt sur les points essentiels :
la bibliothèque n’a de sens que si elle répond à des besoins sociaux reconnus et identifiés ;
les fonctions de la bibliothèque ne peuvent se réduire à une fonction distributive de biens culturels et ceux qui ont défendu que la légitimité des bibliothèques (et des bibliothécaires) devait se mesurer à l’aune des statistiques de prêt, et bien ceux-là aujourd’hui ont du mal à trouver des arguments, alors que les bibliothèques prêtent moins de documents (pour l’heure surtout CD, DVD, CD-roms) ;
la fonction éducative de la bibliothèque n’a pas la côte, ni auprès des élus, ni même (et c’est triste) chez certains professionnels ;
la bibliothèque ne fait pas le poids dans le marché extrêmement concurrentiel de distribution des biens culturels ;
En janvier 2004, via la liste de discussion des discothécaires, j’avais posé un certain nombre de questions qui me semblent toujours d’actualité. Je me permets de les reformuler, parce que nous n’y avons toujours pas répondu :
Avons-nous encore une utilité sociale et culturelle reconnue ? La concomitance des baisses constatées par les industriels du disque et par nos modestes services fait réfléchir.… On pourrait tourner la remarque à l’envers : si nous avions réellement une utilité culturelle, si nous fournissions réellement un service, nous ne devrions peut-être pas être » victimes » de la morosité du marché du disque.
Dans le même ordre d’idée, remplissons-nous toujours des missions de service public ?
Le resserrement sur une offre très spécifique (difficilement trouvable sur internet via le p2p) a-t-il un sens ? Est-ce que cela ne signifierait pas le retour à une conception de la bibliothèque comme lieu patrimonial, réservé à une élite, détaché des modes et de la consommation de masse mais, du coup, plus du tout un outil au service de la démocratisation culturelle et de l’accès libre à un éventail divers de la création ?
D’autre part, à mon avis la baisse du prix du CD [la question était un des enjeux à l’époque] n’aurait qu’un effet de ralentissement et d’amortissement mais ne permettra pas d’enrayer la baisse des ventes de cd. Le capitalisme est plein de ressources et il y a fort à parier que c’est à partir d’une évolution technologique (même mineure mais qu’on présentera comme une révolution) que le marché rebondira [pour l’heure il n’a pas trouvé !]. Et les médiathèques s’adapteront au prix d’investissements lourds. Si par exemple c’est le DVD qui s’impose partout [là-dessus c’est tranché : le DVD ne sauvera pas les profits des majors du disque, comme le montrent l’érosion des ventes de ce support. Donc même si nous acquérons et prêtons des DVD et que notre public en est friand, cela ne résout pas le problème de fond. On a juste retardé le moment critique].
Pour poursuivre ce questionnement, quelques remarques et opinions en vrac :
1. Constituer des collections musicales est utile car cela répond à un besoin social : proposer un éventail représentatif mais singulier de ce qu’on entend par « musique », orienter les auditeurs en leur proposant des chemins de traverse, faire découvrir une richesse artistique, réinscrire les émotions d’aujourd’hui ressenties par un auditeur de musique dans la longue chaîne de création musicale, c’est-à-dire organiser, rendre cohérent, créer du sens, encourager les pratiques amateurs etc. Et dernier point essentiel : dans une optique non marchande, au service des publics.
2. Pendant un temps nous avons répondu à un désir d’accumulation en tant que « pourvoyeurs » de musique à graver. C’était le temps de l’apparition des graveurs, des disques durs à forte capacité, des premiers formats de compression faciles à utiliser. Les statistiques de prêt étaient flatteuses (fortes hausses et part proportionnellement très importante des prêts de CD dans les statistiques globales des bibliothèques d’où une certaine légitimité pour les discothécaires) et la profession (terme global et générique même si le côté unifiant est très réducteur) a cru que le virage avait été pris et qu’on était sur les rails. Aujourd’hui une partie du public n’a plus besoin de la bibliothèque pour ça. « Ca » désignant l’usage qui consiste à utiliser la discothèque de prêt comme un réservoir de musique à stocker, pour son propre compte. Cet usage n’est pas en soi problématique. Par contre quand pour satisfaire ce « désir » (Bruno David) l’usager n’a plus besoin de la bibliothèque, le problème surgit. Pour nous. Car pour la personne qui a trouvé ce qu’elle cherche ailleurs, il n’y a pas de problème : si pour répondre à un besoin déterminé un individu n’a pas besoin de la bibliothèque où est le problème ? En dehors de la question de notre légitimité ?
3. Constituer des collections numériques / dématérialisées / sans support est une nécessité…mais pour une seule bibliothèque ! La plus grande, celle qui aura le plus de moyens. Les autres ne suivront pas car il n’y aura aucun intérêt à proposer une offre inférieure (en quantité et en qualité). En ce sens « la » bibliothèque dématérialisée est utile mais les bibliothèques dématérialisées j’en suis moins sûr… Pour accéder à un catalogue en ligne un habitant du Havre aura intérêt à s’abonner à la bibliothèque disposant du plus gros catalogue, avec le plus de titres disponibles, toutes choses étant égales par ailleurs (qualité du son et format de fichier). L’argument de la qualité du son ne tiendra plus longtemps, les fournisseurs d’accès vont bientôt être en mesure de proposer des débits permettant le transfert de fichiers sons et vidéo sous des formats équivalents à ceux des supports et les capacités de stockage sont démultipliées. Gilles Rettel explique cela très bien et comme il le dit, les espaces de stockage virtuels (disques durs déportés) vont permettre d’avancer encore plus en ce sens.
4. Que fait le public ?
Une partie des gravivores (ceux qui répondaient à leur désir d’accumulation) nous ont quitté ou sont en train de le faire. Ceux-là trouvent leur compte dans l’écoute de fichiers sans support et leur discothèque d’usage est un disque dur. Ils ont par ailleurs (peut-être) encore leurs CD. Cette désaffection ne doit pas nous affecter si on raisonne en terme de besoin.
Nous savons que le public des bibliothèques (moins de 18 % de la population, en baisse) est, majoritairement, un public qui consomme des biens culturels (livres, disques, spectacles, concerts etc.) et qui aujourd’hui est connecté à internet. Ce public est socialement défini. Les classes populaires restent démunis de toutes les formes de capitaux : économiques évidemment, et culturels. L’enquête du CREDOC de 2006 (http://www.arcep.fr/uploads/tx_gspublication/etude-credoc2006.pdf) est claire sur ce point : l’usage d’internet augmente mais le fossé numérique reste fort. Il est fondé sur les inégalités sociales (revenu, catégorie socio-professionnelle, niveau de diplôme) et sur un clivage générationnel. Il se traduit aussi par une difficulté à comprendre comment fonctionne Internet, ses possibilités etc. Il faut rappeler qu’utiliser internet nécessite de passer par un écran et par de l’écrit. Bref, pour les personnes les plus éloignées socialement/linguistiquement des bibliothèques, les services par Internet ou la « révolution » du web 2.0 (le terme révolution est un peu utilisé à tort et à travers…), ce n’est ni le présent ni l’avenir. Ils n’en voient ni la couleur, ni l’intérêt. Pour toute une partie de la population, le besoin d’éducation culturelle reste insatisfait. Nous ne touchions pas ce public, nous ne le touchons pas davantage aujourd’hui dans notre course effrénée après les ex-usagers.
5. La place de la musique en bibliothèque ?
On peut se poser la question même si beaucoup de choses vont en partie découler des évolutions générales (techniques notamment) du secteur et de sa réorganisation économique.
En ce qui nous concerne, à terme, la spécificité risque de disparaître et donc les moyens aussi. Les effectifs de la filière « discothécaires » vont très probablement diminuer. Si ces évolutions des usages se traduisent par une plus grande vivacité artistique, créatrice, par une grande accessibilité des oeuvres, je n’en serai pas affecté. Mais le libre jeu du marché produit rarement ce type d’effets.…C’est probablement là l’enjeu à venir. La modification des usages met en concurrence deux types de modèles : l’un fondé sur l’échange, le partage, l’autre sur la vente, avec l’alibi du droit d’auteur mis à toutes les sauces, et le profit. Les bibliothèques et leurs usagers, de par les exceptions dont ils jouissent (dans le cadre du droit à la copie privée par exemple), sont engagés d’un côté de fait. Souhaitons que personne ne l’oublie et que nous parvenions à faire des espaces musique des lieux d’information, d’écoute, de rencontre où certes on peut emprunter de la musique mais aussi où on peut échanger sur la musique. Notre rôle y serait de faire de la prescription, de la médiation, pas au sens de faire de la communication pour justifier notre existence mais bien pour favoriser la transmission, les découvertes de contenus exigeants et non consommables sur une plateforme SFR !
Des lieux ouverts, démocratiques et vivants qu’on fréquenterait pour s’enrichir sans forcément accumuler.
Avouons que ce serait un joli pied de nez à l’air du temps à l’heure où tout devient marchandise.…
Thomas Saglio
BM Le Havre