En introduction à la journée, Gilles Lacroix, DRAC Rhône-Alpes (Livre et Lecture), souligne l’importance d’une telle journée d’étude, en relevant l’inquiétude concernant la formation des bibliothécaires, dont le métier bouge en permanence et accélère ses mutations. Les supports de l’information se multiplient ; il n’y a plus de monopole de ce non-livre que représente le disque. Aussi insiste-t-il sur le risque de déqualification professionnelle.
Gilles Lacroix évoque le bilan de la Direction du Livre et de la Lecture : plus de la moitié des bibliothèques ont des phonogrammes (42% musicaux) et plus d’un tiers des cassettes-vidéo. En Rhône-Alpes, il n’y a pas d’exemplarité positive (seulement 37% des bibliothèques ont des CD et/ou des vidéos). Rappelant la stratégie des Bibliothèques départementales de Prêt en ce qui concerne les non-livres, Gilles Lacroix constate une pénétration inégale des services spécialisés. Enfin, il soutient la tentative d’unification des classements des phonogrammes musicaux, assurant qu’il n’y a pas d’avenir pour les bibliothèques dans la fragmentation.
La journée sera ponctuée d’interventions musicales.
La première est une pièce de Marc Lauras, Le silence des sables, extraite d’un spectacle. Il s’agit de l’histoire d’un enfant en Mauritanie qui devait s’occuper d’une bibliothèque de sable. Le compositeur lui-même interprète le 2e mouvement au violoncelle « préparé ».
Table ronde n°1
Regards croisés sur les musiques du XXe siècle
menée par René Giovagnoli (discothécaire, membre de l’associationVDL) :
avec les compositeurs :
Marc Lauras (GMVL, Grame, interprète et compositeur)
Jérôme Dorival (Grame , CNR Lyon, musicologue, historien, compositeur, musicien)
Pierre-Alain Jaffrenou (compositeur, directeur du Festival Musiques en Scène, Fondateur du GRAME)
Guillaume Vottier (musicien, compositeur, chef d’orchestre)
et un « candide » discothécaire, Jean-Luc Prothet-Demoux.
Intervention de Jérôme Dorival :
Jérôme Dorival a conscience du problème que rencontrent beaucoup de bibliothécaires et discothécaires, à savoir le classement. Les compositeurs eux aussi ont ce problème, une difficulté pour ressentir la classification, l’étiquetage. Les mots ont une histoire. Ainsi, le terme de « musique contemporaine » est encore utilisé pour la musique qui a cours après la deuxième guerre mondiale. Il serait apparu dans les années 1950-1960, pour désigner la musique des « grands ancêtres » (la seconde école de Vienne). Le terme de « musique moderne » n’est pas utilisable (déjà utilisé pour Wagner et le wagnérisme). Les compositeurs recherchent un autre terme, par exemple les compositeurs du GRAME utilisent « musique d’aujourd’hui ».
Jérôme Dorival effectue alors un panorama de la musique dite « contemporaine », à savoir celle des années 1950-1960 :
Les musiques « de plume » : papier, crayon, avec ou sans portées dans l’esprit de consolider une tradition savante et de rebâtir un monde. La capacité de noter s’est développée, mais il est plus difficile de noter ce qui est de l’ordre du temps que de la hauteur du son ( par exemple la portée médiévale apparaît avant la notation du rythme). Tous les auteurs ou presque sont natifs d’avant 1950 et ils ont un rapport important à l’écrit. La question de la notation est une question centrale dans la musique. Certains historiens recherchent un terme plus approprié. Dutilleux propose « indépendants ».
a. Les initiateurs sont le groupe Jeune France, Dallapiccola, Petrassi, Tippett, Britten, Dutilleux, Ohana . Ils ont nourri la tradition savante en même temps que rebâti un monde.
b. les combinatoires sont les compositeurs de l’Ecole de Darmstadt : Leibowitz, Deutsch, Barraqué, Boulez, Stockhausen, Maderna, Berio, Nono, Ferneyhough, Zimmermann, Henze, Huber, Pousseur, Donatoni, Amy ou encore Xénakis, Eloy, Mâche, Boucourechliev, Ballif, Miroglio, Ligeti…
Ils sont le centre, la moelle épinière de la musique contemporaine et développent la notion de combinatoire des sons. Ils se réclament de l’Ecole de Vienne (Schönberg, Berg et surtout Webern). L’histoire de l’influence de l’enseignement de Schönberg reste à faire, ainsi que celles de Leibowitz et Max Deutsch. La musique sérielle (la proposition de Schönberg) se fait sur la combinatoire des sons, 12 sons différents et répétés, combinatoire qui apporte une nouvelle poétique.
Dans les années 50, l’Ecole de Darmstadt systématise cette conception, l’adapte aux rythmes, dynamiques et attaques, effectue des paramétrages (côté culinaire) jusqu’à l’hypersérialisme (ou sérialisme intégral). Cette génération (Barraqué, Boulez…) incarne l’idée de musique contemporaine. Un peu à part se tient Xénakis, qui joue sur une infinité de sons, mais qui fonctionne sur des paramètres (Metastasis et ses pentes de son).
c. Les compositeurs explorateurs du son : Varèse, Scelsi, Penderecki et les musiques spectrales. Ce sont ceux qui vraiment s’intéressent au son (4 pièces pour orchestre de Scelsi, chaque pièce écrite sur une seule note).
d. Les académiques : Landowski, Sauguet, Francaix, Boulanger, Copland, Barber, Bernstein.
Ils sont très valables (la pédagogue Nadia Boulanger est très connue à l’étranger, elle participe par exemple à la formation de Steve Reich). Le concept académique est à questionner, il évolue à posteriori.
e. Ecoles diverses : Pologne (Lutoslawski, Bacewicz, Penderecki, Serocki, Baird), Hongrie (Patachich, Kurtag), Espagne (de Pablo), URSS (Denisov, Goubaïdulina, Schnittke, Pärt), Tchécoslovaquie (Kopelent, Kabelac), répétitifs américains, néo-romantiques allemands, etc…
Les musiques électro-acoustiques (concrète, électronique, électro-acoustique, acousmatique) : Schaeffer, Henry, Stockhausen, Varèse, Malec, Ferrari, Bayle, Reibel, Parmegiani, Mâche, Boucourechliev, Studios de Tokyo, d’Utrecht, de l’université de Columbia, de Montréal, de la RAI, de Varsovie, GMEM, GMEB, GMVL…
Ce sont les « trublions », « bricoleurs de génie » (Schaeffer se présentait ainsi). Un concept très important : le support change, le travail se fait avec la bande magnétique. La représentation reste très marginale. Il s’agit de poser du son sur une bande magnétique, à partir de 1952, avec l’arrivée du magnétophone. Schaeffer, puis Henry sont des théoriciens qui vont créer un mouvement tout à fait nouveau. Cette rupture dans la tradition de la notation papier est un moment très important dans la musique savante. A tel point que certains vont tout de même transcrire les œuvres en notation. La terminologie évolue de chapelles en exclusions : la musique concrète est un terme provocateur (« aller pêcher du son »), la musique électronique (Stockhausen), la musique électro-acoustique (magnétophones à effets et sons électriques) qui devient acousmatique.
Marc Lauras intervient pour expliquer le problème de confrontation de vocabulaire entre musique électro-acoustique et instruments dits électro-acoustique (ex. guitare). Le terme de musique acousmatique fait aussi appel à la situation d’écoute, sur le plan esthétique.
La descendance de ce mouvement est très abondante (ex. GMVL à Lyon).
Les musiques conceptuelles et du jeu : Cage, Carter, Feldman, Brown, Globokar… Pour exemple, l’œuvre de Cage, « 4’33 » de silence, exécutée en public, le geste suspendu du chef devant l’orchestre.
Théâtre musical et théâtre instrumental : Kagel, Aperghis… Musique et théâtre entremêlés, c’est la manière d’aborder la musique comme un acte théâtral, qui rejoint parfois l’activité de l’acteur. Tout y est noté.
Informatique musicale : Hiller (Illinois), Matthews, Pierce, Barbaud, Xénakis, Philippot, Marie, IRCAM, GRAME…
Depuis 1980, a lieu un acte assez fondamental. Une page se tourne. Il s’agit de travailler sur du son, mais aussi avec le regard. Le banc de montage fait réapparaître le va-et-vient entre musique et papier. Sont-elles la « musique d’aujourd’hui », ces musiques composées avec ordinateur ?
L’exemple de « Mortuos » de Jonathan Harvey, oeuvre pour sons concrets de cloches traités par ordinateur. L’ordinateur permet de visualiser le spectre, le transformer, jusqu’à créer des objets hybrides. Cependant, les instruments ont encore des choses à montrer, à donner. Ces mondes sonores qui ont leurs valeurs, il est difficile de les faire cohabiter, mais c’est intéressant (musiques mixtes).
Intervention de Marc Lauras :
Marc Lauras se demande dans quelle case il peut se trouver. Les trois pièces qu’il donne au long de la journée correspondent à la transversalité : il faut donc se méfier des chapelles comme de la peste. Il s’est formé au GMVL, avec Bayle, Parmégiani…, sans être passé par le conservatoire.
La première pièce présentée n’est pas écrite. C’est une énergie. Environ 90% de la musique jouée dans le monde n’est pas écrite. La notation est opératoire pour donner l’essentiel du propos musical. L’interprétation est alors un passage par l’oralité (exemple des Ragas et de la musique d’Afrique).
La 2e pièce présentée « La cabane sur le chien » est acousmatique. Prendre le son et le sculpter. Trouver l’énergie, les mouvements. Les matériaux sont pris, mélangés, filtrés. Marc Lauras se définit comme comédien et saltimbanque. En cela, il est proche du théâtre musical, qui n’est pas très éloigné du Hörspiel, lui-même du cinéma pour l’oreille.
La 3e pièce présentée « 6 gestes colorés, 1 allegretto », est un hommage à Webern, pour violoncelle seul. Elle est écrite. L’écriture permet la séparation des rôles de compositeur et d’interprète. La question est : comment, sur un instrument, peut-on inventer du son ? Quel imaginaire ? Le piano, préparé pour la 1ère fois, l’a été pour une bête histoire d’argent ! Cage devait composer pour le chorégraphe Merce Cunningham une musique pour ensemble de percussion. Mais il n’ avait pas d’argent et pas de place, aussi, a-t-il disposé des objets directement dans le piano. Ce travail très écrit fait directement référence au gamelan.
Intervention de Pierre-Alain Jaffrenou :
Sur le terrain de la notation, Pierre-Alain Jaffrenou indique que la pièce de Terry Riley, « In C » (qui sera jouée dans le cadre du festival Musiques en Scène), est très caractéristique de la musique répétitive. La partition est faite de deux pages recto, les mêmes pour tous les interprètes. Les formules mélodico-rythmiques sont répétées avec variations de sons aléatoires, pendant 1 h 20. L’effet hypnotique qui en résulte est aussi le produit de la concentration de la partition. Sont évoquées alors « Stimmung » de Stockhausen et les « Vexations pour piano » (24 heures non stop) de Satie.
Pierre-Alain Jaffrenou relève certaines dichotomies :
Opposition note / son : la note devient un concept désincarné, sans rapport avec la réalité. A Darmstadt encore, on lisait la musique beaucoup plus qu’on ne l’écoutait. Cette opposition est un grand écart pour certains compositeurs.
Approche et pensée formelle / sensuelle : opposition de ce qui est hypersériel et électro-acoustique. Cependant, les grandes musiques, celles qui s’imposent, arrivent à faire le grand écart. Pierre-Alain Jaffrenou est lui-même positionné aux deux pôles : mathématicien et compositeur. Le mathématicien développe un sens très aigu de la beauté du développement, alors qu’au moment du passage auprès de Schaeffer, on découvrait le son, on vivait le son.
Ecriture / expérimentation : poser sur le papier et faire une approche extrèmement expérimentale. Travail de « feedback » permanent. L’attitude expérimentale, c’est le compositeur qui joue, qui écoute, qui est tout à la fois. Avec un orchestre, et pour des raisons économiques, on ne peut pas faire tout cela.
L’entrée de l’informatique dans la musique, ce n’est pas nouveau. Dans les années 50, aux Etats-Unis, Max Matthews invente la synthèse numérique, et avec Hiller, un ordinateur peut composer. Aujourd’hui, on est au stade presque adulte de ces technologies. L’ordinateur permet de simuler tous les instruments. Il crée de nouvelles écritures et de nouveaux supports d’écritures, où tout est codé, écrit, dans des vocabulaires différents. Il devient possible d’opérer des prévisions acoustiques avant construction. Alors que, a priori, la pensée organisatrice précède l’immersion dans le son, l’ordinateur rapproche ces deux pôles et ne les considère plus comme antagonistes.
Les organismes de production de musique et de diffusion, tels que GRAME, souhaitent aussi transcender les problématiques. Le jeune compositeur Thierry Pécou, de formation classique, arrive du côté de l’écriture. Il est très influencé par les musiques extra-européennes, qu’il fait fusionner avec une question plus générale et généreuse. Il est en résidence à GRAME et cherche vers la musique mixte.
Intervention de Guillaume Vottier :
Un jeune compositeur arrive avec la « table encombrée ». Il est un compositeur héritier-dépositaire et doit composer avec l’idée du patrimoine. Depuis 1945, il y a une extraordinaire accélération des vocabulaires. A titre de comparaison, la musique classique, en tant que système de composition, a vécu 40 ans, de 1750 à 1790. Aujourd’hui, quelle gestion de la nouveauté ? La question de la modernité est à interroger. A la fin du 18e siècle, Salieri était moderne, Mozart non, bien qu’il soit allé jusqu’à l’extrême maîtrise des outils.
Pour l’interprète, il y a le problème de la transmission, les contraintes logistiques, économiques. La notation joue un grand rôle à ce niveau. On est forcé de comprendre l’intention du compositeur, d’où l’évolution obligée de la notation (exemple du cluster au piano où la notation « 2 coudes » remplace les notes).
Une solution au problème de la lisibilité des filiations est la programmation de répertoires très différents dans le même concert. Les guerres d’écoles ne sont pas constructives, même si on peut être attaché à ses goûts. Il convient alors de faire partager la transversalité des types de musique. Guillaume Vottier souhaite toucher un public populaire, très éclectique, hétérogène, qui réunisse toutes les catégories socio-professionnelles.
Un débat s’ensuit sur les thèmes :
Publics : il y a des publics qui ne se recoupent pas souvent (Riley pour les jeunes, Stockhausen pour les vieux). Les musiques consonantes et dissonantes ont-elles des publics différents ? Programmer dans des lieux différents, effectuer un travail pédagogique (auprès des publics « captifs »)…
Support : la musique est accueillie pour beaucoup de publics par le disque. Selon Pierre-Alain Jaffrenou, la musique contemporaine souffre d’absence de critique. Les compositeurs contemporains ne sont pas représentés en magasin. Le disque ne rend pas compte de la spatialisation de la musique (même si des systèmes apparaissent : home cinema, DVD). Rien ne remplace le concert.
Pédagogie : pour Guillaume Vottier, la musique contemporaine est peu enseignée dans les conservatoires régionaux. Jérôme Dorival estime qu’on y fait tout de même beaucoup de travail pour l’enseigner.
Le sens de la musique : le discours est vite devenu plus important que la musique. Peut-être y a-t-il un quiproquo entre ceux qui en demandent le sens et ceux qui en donnent. Pour Xenakis et pour toute une génération, il n’y a aucune relation entre émotion et musique. C’est une réaction à l’émotion facile. Le public de la musique contemporaine suit donc ces idées. Pour Guillaume Vottier, il faut rejoindre, revenir à des choses plus simples, au niveau d’une attitude, pas seulement au niveau du langage. Faire le tri sur la table et réunir du son et de la note. Mozart estimait que ses concertos pouvaient plaire aux connaisseurs et aux amateurs, dans leur réappropriation populaire des airs.
Les rencontres avec le public : se mettre à la disposition du public, à l’issue des concerts. Le public doit décomplexer. Le compositeur qui écrit la musique le fait en tout humilité. L’acte n’a pas évolué, seulement les modes opératoires.
Support : il est capital de diffuser les disques et les bibliothèques sont très importantes pour la diffusion. C’est l’accumulation des écoutes qui donne une familiarité avec le langage. On n’écoute pas un disque, mais de la musique issue de ce disque.
Capacité d’écoute : l’ouverture de l’opéra classique servait à arriver au concert. La question de la durée. Aujourd’hui, on est dans une reproduction du concert romantique. La capacité d’écoute est différente selon l’œuvre. Les compositeurs portent une responsabilité concernant la désaffection du public. Ecoute-t-on réellement de la musique en disque ? Sans faire la vaisselle en même temps ? Ecouter des CD dans sa voiture : paradoxe du silence (nécessaire à l’écoute) impossible.
Diffusion à l’issue des concerts : Un des projets de Malraux était d’axer la vente des disques à l’issue des concerts. Pas aisé à organiser. Récupérer un lot à la maison d’édition et vendre à l’issue. Cela vient toujours en second dans l’organisation.
Relayer : l’histoire du jazz est marquée par le disque, les musiciens se formant souvent par l’imitation. Faciliter l’accès aux fonds documentaires et aux partitions aussi (le CNSM ouvre l’accès de ses collections à tous). Le prêt brut des disques peut dérouter le public. Pas tous, dit Jérôme Dorival. Par exemple, les années 1950 et 1960. Luigi Nono, compositeur communiste, voulait partager une musique. Mais pas d’illusions à entretenir…