Synthèse de Gilles Pierret
Dominique Lahary
Démarre sur l’actualité, en faisant remarquer que la loi DADVSI parle surtout du rapport entre les œuvres, les industries culturelles et le consommateur de musique ou d’image : y a-t-il une place dans le débat public aujourd’hui pour l’espace-public bibliothèque ? La question a pourtant d’autant plus d’urgence que les bibliothèques publiques sont confrontées aujourd’hui à une profonde crise d’identité : il y a bien obligation de repenser les missions d’un équipement qui n’a plus le monopole de collecte et de diffusion des objets culturels, qui lui sont ravies par le P2P et la « numérisation universelle » (Google). La bibliothèque a beaucoup de mal à se positionner par rapport aux ressources gratuites : le P2P devient un mode de recherche et concurrence les OPAC : « avec Internet, plus besoin d’aller à la bibliothèque », comme a pu le dire le ministre de la Culture lui-même.
Ces bouleversements aboutissent à créer une césure grandissante entre des modes de consommation et des supports correspondant à des usages différents -usage sur un temps plus long (lecture) ou plus court (écoute de musique) : on va vers une segmentation croissante des missions, qui amènent à définir autant de politiques de contenu, de supports, de types de publics. Crise de politique documentaire, crise des missions, crise de l’offre : quelle place pour l’institution bibliothèque, quelle offre de fourniture publique possible dans un contexte de dématérialisation et de développement des services payants ?
L’ Observatoire de la Musique
Travaille sur le marché des ventes physiques, et depuis 2004, sur le marché des ventes numériques, par le canal d’un baromètre trimestriel, qui analyse les offres des 21 plateformes de téléchargement françaises. C’est à partir de ces données que son directeur, André Nicolas, nous propose une analyse du marché de l’industrie discographique.
Nous sommes dans une période de transition, dans l’attente de modélisation d’un marché déjà stabilisé aux Etats-Unis, mais qui cherche encore ses marques en France : la complexité des droits ne facilite pas les choses, ni la situation particulière de domination des circuits de la production par les majors (la plupart des interprètes qui ont un nom sont en contrat chez une Major) ; ceux-ci privilégient des impératifs de rentabilité au détriment de la diversité : 4 % des références représentent 90 % du marché, et les investissements publicitaires sont énormes.
Conséquence : la production physique reste très importante, même si le déclin du support disque est inéluctable : la musique téléchargée ne représente en France que 2 % du marché pour 800 000 titres, soit une offre encore très faible, (I tunes 2 M de titres), mais elle se développe, et ce qui n’est plus présent sur le marché physique se transporte vers le numérique.
Aujourd’hui, les conditions pérennes du marché ne sont pas réunies, et les acteurs économiques de la filière ont beaucoup de mal à se positionner dans un marché dont les conditions pérennes ne sont pas établies -et aussi faute de compatibilité technique des matériels : les Majors, écartelés entre des politiques contradictoires et naviguant à vue, n’ont aujourd’hui d’autre alternatives que de proposer leurs catalogues aux fournisseurs d’accès ou aux géants comme Microsoft ou Apple, ou aux opérateurs téléphoniques (SFR), qui ont pris la main. Si l’offre légale s’améliore (plus de 50 % de titres en plus pour les Majors), ce n’est guère le fait des indépendants qui se lancent timidement (110 000 titres seulement en Europe) car la logique du titre diffère trop de celle de l’album -produit artistique élaboré- à laquelle ils sont attachés et qui est leur raison d’être
Pratiques et usages de la Musique en ligne
Si l’on veut analyser les pratiques actuelles, il faut avoir présent à l’esprit la croissance continue de la consommation de musique enregistrée depuis les années soixante, conjuguée avec une désacralisation des pratiques d’écoute : la musique n’est plus le seul lieu du concert, mais devient un accompagnement de l’ensemble des activités quotidiennes. En même temps, elle est aussi devenue un moyen de construction identitaire, rendue possible par une diversité toujours plus grande de l’offre musicale, le développement du P2P accentuant encore ce phénomène. S’agissant de l’écoute de musique à partir d’Internet, trois grandes tendances peuvent être identifiées :
Le recours aux plateformes de musique légales qui s’installe, avec une croissance très forte en 2005 : 1 M de téléchargements cumulés annoncés par I Tunes en 2006, dont 3 M/jour, pour un marché de 20 M de titres et 1 M d’acheteurs, tandis que Virgin Mega : annonce 350 000 clients actifs.
Le maintien du P2P (1 M de français connectés en même temps, soit 50 % de l’activité du réseau Internet ; 31 % des Internautes (sur un mois) disent avoir téléchargé de la musique, majoritairement (mais pas seulement) des hommes, jeunes, disposant d’une ligne à haut débit.
Les pratiques « ProAm » : Play list, PodCast , qui recouvrent plusieurs types d’usages identifiés à partir d’enquêtes. Parmi ceux-ci, les « samplers » ou « échantillonneurs », qui exploitent systématiquement les possibilités de découverte, quitte à acheter par la suite le Cd si il y a vraiment « de cœur » ou au contraire à l’effacer une fois écouté : cette pratique, basée sur une logique d’accumulation, peut s’apparenter à l’état d’esprit du collectionneur, mais -et c’est nouveau- avec une volonté de partage, de mise à disposition : l’envie de faire découvrir devient essentiel. Au fond, c’est l’outil lui-même qui amène les utilisateurs de P2P à devenir des amateurs passionnés de musique, qui deviennent à leur tour des prescripteurs, et éventuellement des acheteurs. Mais on ne sait quel pourcentage d’utilisateurs cela représente (5 %, 10%, plus ?)
France Telecom (chef de projet VoD, Vidéo On Demand)
Le principe : choix d’un programme dans un catalogue en ligne puis visionnement instantané sur un téléviseur, PC, baladeur, lecteur vidéo, mobile. La consommation payante est illimitée pour 24 heures.
L’offre existante reste encore assez faible, ne dépassant pas 300 programmes (fiction TV, dessins animés, documentaires, émissions TV, films X), mais tend à se diversifier avec maintenant des documentaires inédits (Vodéo), et la possibilité de faire une recherche en ligne. Toutefois, son développement reste fortement tributaire des ayants-droits, qui n’ont pas jusqu’ici manifesté de volonté globale de s’investir dans ce créneau (un seul accord interprofessionnel a été négocié pour l’instant, fixant la parution en Vod au minimum 33 semaines après la sortie en salle). Et si I Tunes peut revendiquer plus de 8 M de vidéos téléchargées, l’usage reste en France encore en devenir, -en particulier en raison d’une offre d’abonnements encore très limitée, et on n’a pas encore abouti à la définition d’un modèle économique de marché.
L’avenir semble être du côté des PodCast, permettant de télécharger les contenus quand on le souhaite (écoute, visionnement, Nomad). Concernant plus précisément l’image animée, on s’oriente vers la mise en place d’un service de vidéos numériques sur Internet limité par les DRM, avec vente assortie de fournitures de copies pour une lecture sur une platine DvD de salon -et la possibilité d’autoriser la gravure d’une vidéo téléchargée.
Yves Alix
En intitulant sa communication le piège diabolique, Yves a voulu montrer que la nouvelle loi, si elle refuse la légalisation du téléchargement gratuit -selon lui à juste titre- ne sera que très difficilement applicable. La répression sera très difficile à appliquer et les pratiques P2P continueront à prospérer, tandis que les mesures de protection vont constituer un frein à la diffusion. La loi ne résout rien, ni les problèmes de distribution ni les modalités de consommation, tout simplement parce que le droit d’auteur est fondé sur le support physique, alors qu’on s’oriente vers un mode de distribution des contenus virtuels.
La difficile question du régime juridique de la copie n’a pas trouvé non plus de solution : en droit en effet, la copie est toujours à l’origine de la représentation, et le droit d’auteur étant basé sur la rémunération, il ne peut exister que très peu d’exceptions à cette règle :
La diffusion dans le cercle de famille, le droit de citation (réduit à bien peu de choses) et la copie privée -dont on ne sait plus très bien aujourd’hui, au terme de la nouvelle loi, quel est son périmètre, mais dont le récent arrêt de la Cour de cassation a considérablement réduit la portée, puisqu’il stipule clairement que c’est celui qui diffuse l’œuvre qui délimite la copie privée (dans le sens d’une restriction en nombre).
Si de nouvelles dispositions d’exception ont été toutefois retenues dans la loi DADVSI, celles-ci restent bien modestes :
Exception en faveur des handicapés
Exception en faveur des bibliothèques avec la possibilité d’effectuer des copies de sauvegarde à des fins de conservation, pour des documents en péril ou obsolètes. Mais cette disposition reste incomplète (l’Interassociation continue son action en vue de l’examen de la loi par le Sénat), car les conditions de communication ne sont pas clairement précisées, et ne s’applique pour l’instant qu’aux auteurs et pas aux droits voisins.
BPI
La BPI qui possède et gère les droits des films documentaires issus du catalogue de la Direction du livre et de la Lecture (DLL), a entrepris de numériser ce corpus et de le mettre à disposition des bibliothèques intéressées. Un ensemble de plus de 750 films (sur 1 500) est ainsi proposé en consultation sur place aux établissements qui le souhaitent (Une première convention vient d’être signée avec le réseau des bibliothèques de Grenoble). Ce service s’accompagnera, dès 2006, de la fourniture de notices de catalogage et de jaquettes imprimables, et offrira bientôt (2007) la possibilité de télécharger à l’unité les nouveaux films. Parallèlement, la BPI travaille à une diversification de l’offre, avec des projets s’inscrivant, via le consortium Carel, dans le cadre de contacts en cours avec des fournisseurs de VoD (vidéo on demand) pour bibliothèques comme Vodéo, Tonality, Doc.Net, ou Arte Vod.
L’intérêt pour les bibliothèques de cette offre, est encore accru par le faible niveau d’investissement nécessaire au départ, et la simplicité de configuration du système proposé : un serveur de flux et deux postes installés dans la bibliothèque partenaire, suffisent pour bénéficier de ce service, dont le coût global s’élève à 15 000 €
Cité de la Musique
L’ouverture récente d’une nouvelle structure unique regroupant plusieurs entités (Médiathèque pédagogique, Centre d’informations musicales, Centre de documentation du Musée), a été l’occasion d’une mise à disposition du public d’un millier de concerts numérisés (tous les concerts donnés sont enregistrés depuis 1995, et une dizaine par an filmés). Cette opération, fruit de négociations collectives avec les sociétés représentant les ayants-droits (Spedidam, Sacem …), après autorisation demandée aux interprètes, fait de La Cité de la Musique son propre producteur, en lui permettant d’enrichir son offre de 50 nouveaux concerts chaque année. Les droits étant protégés, il n’y a pas d’accès Internet (seuls des extraits peuvent être écoutés), mais il est envisagé par contre des ouvertures de connexion à distance (cf BPI)
Ces concerts ne sont pas présentés tout seuls, mais intégrés dans un ensemble offrant une réelle plus-value documentaire, qui intègre notamment un moteur de recherche proposant une description des œuvres jouées, ou de leur forme. On peut aussi disposer de la partition, du programme et des notes de concert, et de tout le matériel documentaire associé possédé dans les collections.
L’un des aspects les plus remarquables de ce nouveau service est constitué par les Guides d’écoute, construits à partir d’un logiciel spécifique, qui propose une coordination entre un commentaire musical au niveau de l’écoute, le défilement de la partition et la vidéo du concert. ; ainsi pour chaque œuvre jouée, des couleurs indiquent sa structure (en signalant, par exemple, la réapparition du thème). Cette démarche est conçue comme une volonté de vulgarisation de l’analyse musicale, traditionnellement enseignée en musicologie, en direction d’un plus large public de mélomanes.
Ces guides d’écoute sont complétés par les dossiers en ligne, qui se situent dans une approche plus culturelle, avec des textes et des introductions thématiques (mouvements historiques ou esthétiques, repères musicologiques, notes de programmes …)
La cinémathèque de Bretagne
Conserve les films tournée en Bretagne ou par des bretons qu’ils soient amateurs (60%) ou professionnels (40 %). Elle a lancé un plan de numérisation de son fonds, destiné prioritairement aux bibliothèques [abonnement (150 €)]. L’accès à ce corpus, ainsi qu’au fonds documentaire et à la photothèque, est possible à partir d’un thesaurus de 4 500 termes interrogeable en ligne. Sur les 16 000 films qui constituent la collection, 40 heures font actuellement l’objet d’une numérisation en ligne, mais le projet est en phase de développement avec un rythme d’accroissement de 20 h. par mois.
Le projet Ouest en Mémoire, qui a pour but de conserver et valoriser les fonds régionaux d’archives télévisuelles, s’inscrit dans la politique de l’INA qui, à travers son activité de société de production documentaire, souhaite s’ouvrir au-delà des seuls professionnels de l’audiovisuel en expérimentant de nouvelles modalités de diffusion. Filiale de « jalons pour une histoire du temps présent »), Ouest en mémoire présente ainsi un panorama de l’évolution de la région Bretagne Pays de Loire depuis la deuxième guerre mondiale, conçu à la manière d’un « album de famille » qui veut favoriser l’accès du plus large public à la mémoire régionale : chacun peut ainsi se retrouver dans les évènements politiques, sociaux, culturels, en naviguant au moyen d’une interface convivial renvoyant facilement des notes de contexte ou de la bande son au document audiovisuel consulté. Les médiathèques constituent le lieu le lieu privilégié de diffusion, avec un corpus disponible de plus de 130 séquences vidéos..
En conclusion, Dominique Lahary
Reprend les interrogations de l’introduction en les confrontant aux enseignements de la journée : quelle offre demain, pour quels types d’usagers ? Quelles missions pour les médiathèques ?
La fonction bibliothèque est bousculée, prise entre le catalogue (OPAC), les pratiques P2P et les plateformes publiques légales qui offrent de vraies fonctions de recherche ; la prescription se fait entre les usagers ; ça fonctionne tout seul, sans les bibliothèques.
Le bibliothécaire-prescripteur ne sait pas comment effectuer une sélection, face à une offre de plus en plus diversifiée, mais économiquement concentrée à l’extrême, et dont la maîtrise est assurée désormais par le fournisseur. Est-il encore possible dans ces conditions, de constituer une collection organisée ?
Du côté des usagers, comment satisfaire une demande illimitée, et multiforme ? Quels type d’usage faut-il privilégier : usagers hyperconsommateurs et fanatiques ou public plus large ?
Quelle tarification adopter ? gratuité, forfait, paiement à l’acte ?
De quelle façon le bibliothécaire peut-il continuer à exercer sa fonction de médiation face à de nouveaux outils et à l’évolution des contenus ?
L’offre commerciale pour les bibliothèques n’existe pas encore. Et si elle se développe, quels contenants, quels contenus faut-il privilégier, « entre le streaming (le flux), et l’uploading (le stock). Il faut se positionner autrement et proposer ce qui n’est pas disponible ailleurs, en créant de nouveaux modèles. Il faut recourir « au partenariat et à la mutualisation, en emboîtant le pas aux pionniers (Troyes) ; entre loi et contrat, soyons de bons négociateurs ».