Crise de l’industrie musicale et enjeux documentaires

  • Par administrateur
  • 29 octobre 2003
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Qu’on le veuille ou non les collections musicales des bibliothèques sont avant tout concernées par ce qui ce passe « ici et maintenant ». C’est justement notre mission de mettre en relation une collection et une collectivité. Cet ancrage dans un environnement culturel, social (à l’échelle d’une ville, d’un quartier, d’un public), est inévitable, et d’ailleurs plus que souhaitable.

En même temps on ne peut s’empêcher de jeter un regard à des horizons plus lointains, en l’occurrence l’industrie musicale, en ce qu’elle a défrayé l’actualité ces dernières semaines : chez nous entre autre dans Libération et les Inrockuptibles, aux USA dans l’hebdomadaire Newsweek.

Il ne s’agit surtout pas de rajouter une louche dans l’hypocrisie, ni au catastrophisme, qui semble régner parfois dans ce débat.

L’objet de ce document est avant tout de donner aux professionnels des bibliothèques que nous sommes les éléments d’appréciation qui leur permettront d’analyser la situation à sa juste mesure.

Vous trouverez donc ci-dessous une synthèse, que j’ai voulu aussi objective que possible [j’indique entre crochets carrés toute information extérieure à l’article, ou toute interprétation personnelle], de ces 3 articles parus dans la presse française et anglophone.

Avant d’aborder le contenu synthétique de ces articles, il me paraît important d’en cerner quelques enjeux :

Qu’en sera t’il dans le futur de la diffusion musicale ? Quel sera le rôle des bibliothèques dans ce domaine ?

Le développement des connexions haut débit sur Internet pourrait laisser croire que l’accès à la musique enregistrée se fera de plus en plus sous forme d’abonnement à des services commerciaux (cf. Apple) ou alors par le biais de système d’échange de fichiers partagés entre individus (cf. Kazaa). Dans les 2 cas, ce qui est en jeu c’est la dématérialisation du contenu musical. Ce qui nous concerne en premier lieu, nous qui avons besoin des supports pour constituer nos collections, pour dialoguer avec nos publics.

Je vois un premier élément de réponse à cette question, dans la notion même de collection musicale : car il s’agit pour nous de constituer un catalogue raisonné d’œuvres, en liaison avec un temps, un espace et un public donné.

De plus je ne crois pas à la disparition du support lui-même (il connaîtra d’autres évolutions, sans doute, SACD, DVDA…). Je pense, au contraire, qu’il sera toujours nécessaire de trouver chez soi ou dans un espace public la représentation matérielle et concrète d’une collection musicale. Cela même si un grand nombre de ces contenus musicaux peuvent être accessibles par ailleurs, de façon immédiate, délocalisée ou virtuelle.

Peut-être même voit-on apparaître pour nous, bibliothécaires musicaux, une nouvelle forme de mission patrimoniale. Non pas seulement une mission de mise en valeur et de sauvegarde d’un patrimoine musical enregistré qui pourrait être ignoré ou disparaître, mais aussi la mission de donner « corps », forme et espace à une collection musicale, et par là-même, d’affirmer un certain nombre de choix esthétiques, de définir différentes formes de goûts musicaux. Ceci de la même façon que nous étions déjà un rempart contre la pression commerciale des industries de la musique (la répartition des collections dans les bibliothèques publiques n’est jamais calquée sur les meilleures ventes par domaine musical, Cf. statistiques du SNEP), et de plus, nous jouons un rôle indéniable dans l’affirmation de la production indépendante. (Rappel : je fais ces hypothèses dans la perspective d’un développement probable de réseaux de musique virtuelle).

Il y aurait beaucoup à dire sur la « place » de l’objet disque (ou livre) dans la transmission ou l’appropriation des savoirs. A titre individuel, du fait du rôle des aînés (par ex. la collection de disques d’un « grand frère » réel ou symbolique, qui a été la source d’inspiration de plus d’un mélomane). A titre collectif, du fait des espaces publics que sont précisément les bibliothèques (lieu où, par le truchement d’une collection de disques, se forgent un goût et un appétit musical). Il y aurait donc d’une part une symbolique de l’objet virtuel (un fichier informatique), dont il faudrait retrouver la trace au sein d’un réseau où l’information est disséminée, et d’autre part la symbolique de l’objet matériel (un disque), qui rassemble en soi toute une part à la fois sensuelle, affective, historique. Mais peut-être que ce débat est faussé par une perspective « générationnelle », et que nous sommes (ou que je suis) encore trop profondément ancré dans la tradition de l’objet.

Par contre, il est plus que probable qu’un certain nombre de contenus musicaux ne seront jamais édités autrement que sous la forme de fichiers MP3 (ou autres avatars), de sorte qu’ils ne pourraient jamais figurer dans une collection de bibliothèque publique. Cela pourrait même concerner certains genres musicaux plutôt que d’autres : d’après les premières analyses effectuées, il semblerait bien que ce mode de diffusion soit surtout propice à la variété au sens très large (pouvant contenir de la chanson, du rap, de la pop music…).

De façon plus directe même, la question du droit nous interpelle aussi. En vue de la protection des droits d’auteurs certes, mais aussi quant à la possibilité d’acheter, de consulter et de prêter les documents. Pourra-t-on un jour envisager que les bibliothèques publiques puissent proposer à leurs usagers l’accès à des bases de données, non plus seulement documentaires, mais aussi de contenu musical ? (La SACEM prélève déjà des droits pour tout accès Internet, mais il s’agirait ici de nouvelles formes d’abonnement à des ressources musicales virtuelles accessibles en bibliothèque).

Dans le domaine du DVD musical, on peut déjà se demander à partir de quel catalogue commercial destiné aux bibliothèques publiques (ADAV ? COLACO ? CVS ?) on pourrait constituer une collection de DVD musicaux digne de ce nom. Alors que l’on constate que ce support est un véhicule idéal pour les concerts ou encore des projets créatifs associant images, scènes et musiques, et qu’il a la faveur d’un public de plus en plus nombreux.

Bien sûr, je ne pense pas avoir fait le tour du sujet (et de loin), mais j’espère que ces quelques remarques vont susciter votre intérêt pour ces questions.

Merci de partager vos propres réflexions sur ce sujet, via la liste de diffusion, ou directement par mail à : aott@cus-strasbourg.net

Veuillez trouver ci-dessous des éléments de synthèse ainsi qu’une série de « morceaux choisis » dans les différents articles.

a) Du côté de la presse nationale.

- 1er article : Les cinq fléaux qui frappent l’industrie musicale / Florent Latrive. – Libération du 6 et 7 septembre 2003.

- 2e article : Le disque pique sa crise / Pierre Siankowski. – Inrockuptibles, septembre 2003.

Constat général :

- Chute des ventes de disque en France (- 9 % au 1er semestre 2003, baisse supposée de 30 % en juillet / août) [cf. SNEP, http://www.disqueenfrance.com/].

- Coupables désignés : le piratage + la TVA.

- Gilles Bressand, président du SNEP : « Cette récession a démarré très exactement avec le développement du haut débit en France ».

1. L’industrie du disque a raté le coche.

- Par rapport à Internet et au format MP3, on peut relever que : « Pour la première fois, l’industrie du disque n’est pas à l’origine d’un support de diffusion » (Florent Latrive). Alors que jusqu’alors avec les disques compacts, des royalties de droit industriel étaient partagés entre Philips et Sony.

- D’après Libé, une enquête affirme « qu’en 2004 un tiers des achats de musique aux USA devraient se faire en ligne : tout cela entraînant une baisse de 30 % des ventes de CD par rapport au chiffre de 1999 » ( Pierre Siankowski).

- Crise du mauvais disque : La baisse des ventes de CD est due aussi à la piètre qualité des signatures réalisées par les maisons de disques. « C’est la crise, effectivement, mais c’est aussi la crise des mauvais disques. La baisse des ventes correspond à l’arrivée massive du marketing, des compilations, de la télé-réalité. Et plutôt que de se remettre en question, l’industrie du disque met en cause le téléchargement, avec un discours de criminalisation terrifiant… » (Eric Morand, patron du label indépendant F-Com, cité dans Libé).

2. Piratages ou dérapages.

- Cible désignée : le piratage.

- Confusion [volontaire] entre le piratage « industriel » (usines de gravage de CD + revendeurs), et le piratage « de chambre » (gravage de CD ou téléchargement de musique gratuite sur les systèmes d’échange, Cf. Kazaa).

- Selon une enquête américaine, « plus de 20 % des américains ont régulièrement recours au téléchargement en ligne, et parmi ces 20 %, majoritaires sont ceux qui avouent acheter de moins en moins de CD » (Pierre Siankowski).

- Pour l’IFPI (International Federation of the Phonographic Industry) : en juin 2003, un milliard de fichiers seraient disponibles sur les sites d’échange gratuits.

- Résultats contradictoires des études sur ce point : « Une bonne partie des adeptes de ces systèmes n’a pas réduit ses achats, usant de Kazaa et des autres comme d’outils pour pré-écouter des chansons, découvrir de la musique, ou récupérer des morceaux qu’ils n’auraient jamais achetés de toute façon » ( Florent Latrive).

- Progression de 152 % des abonnements ADSL en France.

Cf. étude du SNEP, de mars 2003 :

- 39 % des utilisateurs français de Kazaa achètent moins d’albums qu’avant

- 12 % en achètent plus

- 48 % en achètent autant

- Verrouillage : « Par deux jugements du 2 octobre 2003, le TGI de Paris, qui se prononce pour la première fois sur ce sujet, a débouté l’association de consommateurs CLCV de l’ensemble de ses demandes contre BMG et Sony Music France concernant des CD protégés par des mesures techniques. », Actualité du SNEP au 6 octobre 2003.

3. Comment baisser le prix du disque.

- Les frais de marketing et de promotion sont passés en France de 85 millions en 1995 à 163 millions d’euros en 2002.

- Toute la filière musicale se bat pour la baisse de la TVA à 5,5 %, contre 19,6 % aujourd’hui. Dommage que ce souci ne se soit pas affirmé plus tôt, alors qu’il existait encore un réseau de disquaires indépendants en France. Fin de non-recevoir de la Commission européenne en juillet dernier.

- Universal Music annonce une baisse de 25 à 30 % du prix des CD aux Etats-Unis à compter du 1er octobre.

4. Musique et représentation sociale.

- Difficile de trouver aujourd’hui un mouvement musical qui soit rassembleur.

- Après le rap, absence de mouvement porteur.

- « La musique, dorénavant, n’a probablement plus l’impact social et politique qui l’a naguère transcendée. » (Florent Latrive).

5. Essor du DVD et de nouveaux marchés.

- Multiplication de l’offre : DVD, jeux vidéo, logiciels informatiques, téléphonie mobile…

- « Madonna ne se crêpe plus seulement le chignon avec Britney Spears, mais aussi avec Lara Croft. » (Florent Latrive).

- Dans les Fnac ou Virgin Magastore, « c’est le rayon DVD qui s’étend, au point de pousser celui des CD dans ses derniers retranchements. » (Florent Latrive).

- Progression des ventes de DVD musicaux : + 60,8 %.

6. Réinventer la relation de l’artiste à son public.

- Internet est le chemin le plus direct du producteur au consommateur, de l’artiste à son public.

- « A terme, on peut imaginer une sorte de juke-box universel composé de millions de références, le tout télématique, interactif et multimédiathique. Mais un juke-box ne marche que quand on glisse une pièce dans la fente. » (Gérard Dupuy, in Libé du 6 et 7 septembre).

- « Le consommateur paie un droit aux tuyaux qui donnent l’accès, mais il ne paie rien à ceux qui fournissent le contenu. Les éditeurs musicaux négocient une entente de marché avec les fournisseurs d’accès depuis des années [afin de] déboucher sur du téléchargement licite. », (Gilles Bressand, cité dans Libé).

b) Du côté de la presse américaine.

Synthèse de l’article : « Courthouse rock », Steven Levy, dans Newsweek du 22 septembre 2003 [clin d’œil à « Jailhouse rock »].

Tout d’abord 2 définitions :

- « file-sharing » = partage de dossiers.

- Systèmes « peer to peer » (ex. Kazaa) = concept du partage, je regarde dans tes fichiers, tu regardes dans les miens (de l’anglais « to peer » : scruter, regarder).

A titre d’information :

Liste des artistes les plus « téléchargés » aux USA à ce jour :
- 1) Eminem,

- 2) 50 Cent,

- 3) Nelly,

- 4) R. Kelly,

- 5) Jennifer Lopez,

- 6) Jay-Z,

- 7) Christina Aguilera,

- 8) Lil’ Kim,

- 9) Ludacris,

- 10) J. Timberlake,

- 11) Linkin Park,

- 14) Ja Rule,

- 15) Sean Paul… etc.

[Il paraît que le téléchargement menace la création artistique…
Une bonne partie des artistes présents dans cette liste font avant tout l’objet d’un énorme investissement publicitaire et promotionnel, plutôt qu’artistique. Ce sont en effet les ventes de leurs albums qui conditionnent la hausse ou la baisse des ventes globales de disques.]

261 personnes sont poursuivies en justice par la RIAA (Recording Industry Association of America), équivalent du SNEP (Syndicat National de l’Edition Phonographique) en France.

Voici les quelques idées (ou questions) qui traversent cet article :

- « Copyright hawks against public-domain geeks » [Approximativement : Les faucons du copyright contre les virtuoses du domaine public.]

- « Pourquoi une industrie voudrait-elle poursuivre ses consommateurs ? »

- Pour faire un exemple, 261 personnes sont incriminées dans cette affaire, les représentants de l’industrie musicale assimilent le téléchargement au vol à la tire dans un magasin de disques.

- Une façon simple de contourner les possibilités d’identification des utilisateurs de Kazaa serait de supprimer les « fichiers partagés » avec les autres internautes.

- « La technologie gagnera toujours », ou aura toujours un tour d’avance.

- Le sénateur du Minnesota, Norm Coleman (ancien roadie de Ten Years After) se demande si la punition est adaptée au crime : les pénalités financières prévues sont de 150.000 $ par morceau de musique téléchargé.

- Par ailleurs, la loi autorise les représentants de l’industrie du disque à obliger les fournisseurs d’accès à Internet à fournir des informations sur leurs abonnés sans aucun contrôle judiciaire.

- Contradiction entre ces industries du disque, qui ont aussi part au marché du matériel informatique : « Si télécharger de la musique est illégal, pourquoi n’arrêtent-ils pas la production des compagnies qui fabriquent les lecteurs et les graveurs ? », demande l’une des mères « d’enfants » poursuivies par la RIAA.
- Apple s’impose comme une alternative à Kazaa, avec son « iTune Music Store », dont le téléchargement légal de plus de 10 millions de morceaux prouve que les consommateurs sont prêts à payer pour disposer de la musique ne ligne. On peut ainsi s’attendre à l’émergence de nouveaux modèles de commercialisation qui vont secouer la manière dont les maisons de disques font des affaires. Le souhait serait que cette évolution se fasse dans l’intérêt commun des industries, des musiciens et des consommateurs.

Dans les mêmes pages un autre article :

« Off the radar » de Jonathan Adams.

Pour l’instant les géants de l’industrie du disque ne s’en prennent qu’aux américains.
Tout d’abord parce que d’après l’IFPI (International Federation of the Phonographic Industry), 90 % des téléchargements illégaux se font en Amérique du nord.
Seulement 8 % des ménages européens bénéficient du haut-débit, et sont par conséquent susceptible de télécharger de la musique. Bien que tout cela évolue très rapidement : en 2002, on a enregistré une augmentation de 92 % du taux d’équipement en haut débit dans les foyers européens.

Faire un exemple pour le monde entier :

- Aux Etats Unis, les compagnies de disques peuvent obliger les fournisseurs d’accès à Internet à donner les noms de leurs abonnés, ce qui n’est pas le cas en Europe. De plus la réglementation liée au copyright n’est pas harmonisée par-dessus les frontières américaines, et la justice aurait tendance (en Europe) à sur-protéger la vie privée.

- L’Europe n’est pas à l’abri de poursuites pour autant. D’ailleurs les quelques 261 américains mis en cause sont censés servir d’exemple à l’échelle internationale.
- « Si vous persécutez quelqu’un en France, cela ne va certainement pas chagriner outre mesure les Américains. Si vous faites de même aux Etats-Unis, cela révoltera les Européens. Les Européens ne sont peut-être pas aussi bien connectés à Internet que les Américains, mais ils se sentent plus intimement concernés par les nouvelles du monde. ». [Cette citation me semble bien révéler l’état d’esprit général que l’on rencontre aux USA].