Une collection de disques est comme la trace laissée par nos écoutes musicales successives. On peut s’en éloigner, y revenir à souhait. Comment faire en sorte que notre traversée musicale d’Internet n’ouvre pas sur un territoire de l’oubli ?
En contrepoint amical et philosophique aux annonces faites sur la fin du disque, je vous renvoie vers la lecture de l’article de Laurent de Wilde « Perte de mémoire » publié dans le dernier Jazz Magazine (p. 17 N° 586 Nov. 2007).
Ceci non pas pour faire de la résistance au changement, mais plutôt pour attirer votre attention sur le fait, que derrière la généralisation des nouveaux modes d’appropriation de la musique, nous pouvons aussi perdre ou manquer quelque chose. En même temps que nos expérimentons les usages liés au téléchargement de musique, il nous faut veiller à la sauvegarde d’autres usages, d’autres pratiques d’écoutes en lien avec des collections physiques.
Il me semble que derrière les messages de Gilles Rettel diffusés récemment sur cette liste (annonces récentes liées à l’abandon même provisoire du disque par Radiohead et Saul Williams) on peut aussi lire (ou entendre martelé clou par clou autour du cercueil) la chronique d’une mort annoncée du disque. Bien qu’à la base ces messages cherchent avant tout à partager avec nous un travail de veille documentaire (ce que Gilles Rettel fait d’ailleurs avec un regard aiguisé et prévenant), il n’empêche qu’ils scandent aussi les pas d’une histoire en marche dont nous pourrions nous sentir exclus.
Bref nous avons l’impression d’assister à chaque fois au geste inaugural (hier c’était Myspace, aujourd’hui c’est Radiohead) qui renversera les perspectives de la diffusion musicale et nous éloignera chaque jour un peu plus du rivage de notre public.
Y aura-t-il ou non un avant et un après la mise en ligne de l’album « In rainbows » de Radiohead ? Je n’oserai l’affirmer, mais c’est à l’évidence la première fois que le téléchargement d’une oeuvre musicale obtient une telle visibilité, du fait de la notoriété du groupe. [1]
Or derrière ce qui ne pourrait être qu’un parti pris stratégique, il nous faut être attentif à ce que nous ne perdions pas au passage quelque chose d’essentiel, de constitutif de notre métier, voire de la capacité de tout individu, de toute collectivité à prendre possession des contenus à travers les choses.
C’est sur ce terrain que nous entraîne (non sans a priori) Laurent de Wilde lorsqu’il s’interroge dans son article sur les flux musicaux où « du coup la musique devient comme un service, comme le gaz ou l’eau chaude. Si on ne paye plus, on vous la coupe, tout simplement ». Ainsi selon lui le « stade suprême de la consommation […] consiste à ne rien posséder mais à tout avoir en abonnement, en flux… »
« Du coup je me suis rendu compte d’une chose [dit-il] : heureux papa d’un fils de 16 ans pratiquant l’iPod depuis plusieurs années et grand consommateur de musique comme tous les ados de son âge, j’ai réalisé qu’arrivé à l’âge adulte, il aurait une collection de livres, de BD, de baskets [vision très optimiste de l’auteur quant à l’usage et la durée de vie de ces dernières], de T-shirts, mais il n’aurait PAS DE COLLECTION DE DISQUE. Que des fichiers mp3 quelque part dans des disques durs. » Le comparatif personnel (mon ado) est sans doute un peu caricatural, mais il ne sert ici qu’à nous alerter :
« Depuis la Rennaissance et les « ars memoriae », les spécialistes de la mémoire ont découvert que celle-ci conserve les connaissances d’autant mieux qu’elles ont une existence concrète dans l’espace. Autrement dit, on se souvient mieux du contenu d’un livre dont on sait qu’il est rangé dans une bibliothèque que de la teneur d’un blog comme celui-ci lu dans un ordinateur sur l’Internet. »
« Comment les générations futures vont-elles organiser leur connaissance de la musique ? Puisqu’il n’y a plus de spatialisation (la collection de disque) comment vont-elles se souvenir de qui a joué quoi ? »
« Alors est-ce que toute cette musique entendue ne va pas se changer en eau tiède s’écoulant dans les siphons de l’oubli ? »
Nous savons bien qu’Internet nous permet de documenter la musique d’une façon nouvelle, mais il m’apparaît comme important que ces nouvelles ressources fassent l’objet d’un goût qui s’affirme et laisse des traces dans la mémoire de chacun de nous en fonction de son parcours de découverte, de ses écoutes, de ses attachements. Au moins dans le cadre des missions qui sont les nôtres.
Un certain nombre d’outils (iTunes pour ne citer qu’un des logiciels les plus courants) nous permettent d’organiser, de partager nos écoutes ou de marquer nos préférences. Les réseaux du Web 2.0 nous ont initiés à de nouveaux horizons d’échanges, d’information et de co-création. Encore faudra-t-il vérifier dans la durée l’effet que je qualifierai de structurant de ces nouveaux modes d’appropriation.
Sera-t-il plus riche ou plus pauvre en comparaison de la pratique, l’expérience ou de la confrontation au quotidien d’une collection physique de disques ? L’échange tel qu’il existe sur le web, est-il de nature à supplanter les autres formes d’échanges qui nécessitent un contact direct soit des individus entre eux, soit des individus à l’objet (cf. aussi toute la symbolique liée à l’échange développée en son temps par Marcel Mauss) ?
Il me semblerait illusoire de vouloir répondre par l’affirmative ou la négative à ces questions, c’est pourquoi je pense au contraire qu’il nous faut jouer sur les deux tableaux :
Le tableau des possibilités que nous offre Internet avec des facilités de recherche d’information, de participation à la connaissance et de transformation des savoirs sans précédent (les bibliothèques ont leur carte à jouer sur ce terrain cf. la synthèse proposée récemment par Nicolas Blondeau http://www.acim.asso.fr/spip.php ?article209), celui dans un même ordre d’idée que nous pourrions dessiner en intégrant de façon raisonnée dans nos futurs portails documentaires les outils de dialogue et de co-production du savoir développés sur le web 2.0 .
Le tableau que nous offre une collection physique, qui est comme une passion ou un parcours musical qui s’est matérialisé ou a pris forme dans l’espace d’une bibliothèque, afin de nous donner une vue d’ensemble sur la musique, preuve de passages multiples ou d’une traversée culturelle en vue de forger un goût personnel ou public.
Par contre il serait prématuré ou rétrograde de considérer qu’un des tableaux doive oblitérer l’autre.
(message diffusé le 21 novembre 2007 sur la liste discothecaires)
Bien cordialement
Arsène OTT
Président de l’ACIM
[1] Un peu comme comme l’ont été à leur époque les décisions des Beatles de ne plus donner de concert, de Glenn Gould de se retirer dans ses studios d’enregistrement (ce dernier ayant d’ailleurs été visionnaire quant aux nouveaux modes d’appropriation de la musique). Accessoirement le geste, la posture des Beatles ou de Glenn Gould n’ont d’ailleurs jamais empêché quiconque d’aller au concert pour y découvrir d’autres artistes, mais ils annonçaient le passage à une autre manière de comprendre la musique, pour les créateurs comme pour les mélomanes.