« La bibliothèque dématérialisée. 1, La musique ». Retour sur la journée du 31 mai à Taverny.

  • Par administrateur
  • 14 juin 2007
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Le 31 mai 2007 a eu lieu à Taverny (Val-d’Oise) la première d’une série de conférences consacrées à la « bibliothèque dématérialisée ». Co-organisée par La Bibliothèque départementale du Val-d’Oise, l’ADIAM Val d’Oise et Cible 95, la rencontre professionnelle abordait la question de la « dématérialisation » par la musique [1].

Point de vue de Bruno David (Bibliothèque Municipale d’Eaubonne) sur cette journée.

Il y avait comme une atmosphère de fin du monde au terme de la journée consacrée à la « bibliothèque dématérialisée ». Les changements en cours, dont les intervenants entendaient montrer l’ampleur et l’inéluctabilité (évolution rapide des pratiques culturelles, concomitante aux ou conditionnée par des techniques en révolution permanente), bouleversent à ce point les savoirs, les savoir-faire, les valeurs et les croyances de la profession que la prise de conscience de la situation a laissé les collègues présents sans voix.

Tout à coup, devant l’évidence et l’objectivité apparentes du constat, on s’est trouvé jurassiques, dépassés par le mouvement du monde, relégués sans façon, inutiles et peut-être même secrètement honteux de la déconvenue, nous qui nous croyions en phase avec la modernité.

Après un échange avec quelques collègues, il m’a pourtant semblé que ce qui dominait les esprits n’était pas tant l’abattement que le sentiment que quelque chose clochait dans le tableau monochrome du présent et de son cours probable qu’on nous avait servi ; que celui-ci de décrivait pas la réalité mais en donnait une lecture biaisée par un parti-pris qui, sans jamais être clairement énoncé, a sous-tendu toutes les interventions, à l’exception notable du remarquable exposé de Gilles Rettel (sur lequel je vais revenir). (Je mets à part celui de Yves Alix qui, sur un sujet périphérique par rapport au cœur du problème, prolongeait d’un certain point de vue Rettel.)

1. Das Technik über alles

Une chose m’a frappé au cours de cette journée : la place centrale, voire exclusive, de la technique dans la réflexion des intervenants. On dira que le sujet s’y prêtait – mais justement : on aurait pu s’attendre à ce que le discours technophile à l’honneur dans l’opinion suscite la réserve ; voire à une critique des illusions du progrès ; tout au moins à une mise à distance qui remette la technique à sa place, au rang des questions d’intendance.

Le problème n’est pas qu’on ait abordé en long et en large les modalités techniques de la « dématérialisation » mais que la réflexion sur l’identité et la raison d’être des bibliothèques ait été conduite sous l’angle étroit de la « dématérialisation », c’est-à-dire ramenée à une question d’ordre essentiellement technique. Comme si la technique constituait l’ultima ratio de l’existence des bibliothèques ; comme si elle était la « dernière instance » qui surdéterminait tout, son présent et son proche avenir, mais aussi son histoire – si l’on en croit Dominique Lahary.

Dans une grandiose mise en perspective du passé, il a formulé le problème en ces termes : selon lui, l’obsolescence du « modèle » de la médiathèque est dû au fait qu’on est passé de l’ère de la « rareté », dans laquelle la médiathèque jouait pleinement son rôle de pourvoyeur, presque sans concurrent, de biens culturels, à l’ère de l’ « abondance », caractérisée par l’apparition de nouveaux circuits de diffusion et de nouveaux modes d’accès à la musique (et plus largement aux contenus documentaires), qui la rendent de fait inutile, ou du moins la marginalisent. Dans cette présentation, il y a deux points aveugles :

- l’emploi de deux catégories (« rareté » et « abondance ») tirées de l’économie politique et de l’imaginaire marchand n’est pas anodin. Il permet d’évacuer la question du contenu de ce qui est diffusé au profit d’une attention exclusive portée au « flux », et par conséquent aux réseaux et aux outils qui l’organisent ;

- l’ « abondance » n’est pas seulement la conséquence du progrès technique ; elle alimente aussi l’exigence impérieuse d’obtenir « tout et tout de suite ». Cette « réalité », Lahary en prend acte sans s’y arrêter, donnant ainsi l’impression qu’il la cautionne. On passe ainsi insensiblement du fait (on constate cette tendance) au droit (elle est légitime).

Conclusion : il n’y a pas d’autre alternative pour les bibliothèques que de s’adapter au défi technique de l’ère de l’ « abondance » ou de périr. C’est même en termes d’ « impératif catégorique » qu’il a formulé la nécessité du changement.

Une intervenante avait anticipé l’injonction en soutenant que les bibliothèques devaient être le « reflet de la société » – un mot malheureux mais révélateur de la manière dont une partie de la profession se représente aujourd’hui les missions des bibliothèques : s’adapter au mouvement perpétuel de l’innovation, sans s’interroger plus avant sur le sens de cette course effrénée et dans l’angoisse d’être larguée, de ne plus être au diapason.

Il est permis de contester la pertinence de cette vision des choses. C’est précisément ce retour critique qu’a engagé l’intervention de Gilles Rettel, qui a battu en brèche le fétichisme de la technique.

2. Les désirs ne sont pas les besoins

Le moment était cocasse : la seule intervention qui aurait pu nous envoûter, nous faire croire pour de bon aux mirages de la technique ou nous démoraliser (Rettel a montré qu’avec les outils disponibles sur Internet, l’accès à la musique était non plus potentiellement mais effectivement illimité) s’est achevée sur une question salutaire que les autres intervenants n’ont pas cru devoir aborder, sans doute parce que la réponse l’avait précédée : quelle peut être désormais la place de la bibliothèque dans un univers « dématérialisé » où l’on peut obtenir tout, sans délai et par soi-même ? La réponse suggérée par Rettel est un rappel à l’ordre des priorités : certainement pas là où certains la pensent et la veulent, en concurrence, dans une course de vitesse perdue d’avance avec les techniques actuelles et à venir de la diffusion documentaire de masse ; elle devrait plutôt résulter d’un démarquage conscient et revendiqué.

Bien que Rettel n’en ait pas parlé en ces termes, il découlait de son propos que ce démarquage supposait une clarification de ce qu’est un besoin, notion qui a baigné, tout au long de la journée, dans la plus grande confusion – peut-être parce que la profession a depuis longtemps pris les désirs des usagers pour la réalité de leurs besoins.

Lorsqu’une bibliothécaire (il s’agit souvent d’une femme) sélectionne un album pour le lire à des enfants, en fonction de ses qualités graphiques, de son approche originale, sensible ou intelligente d’une question que peuvent se poser les enfants, elle répond de la manière la plus juste qui soit à ce qu’est un besoin, pris dans sa signification anthropologique, à savoir la nécessité pour tout un chacun, et avant tout les enfants, de comprendre le monde, parce qu’on ne peut l’habiter et vivre dignement que s’il est compréhensible.

Un monde qui croule sous la masse exponentielle d’informations et de « produits » culturels de toutes sortes, n’est plus intelligible. Il a besoin d’être mis en forme, ordonné. Le défi que doivent relever les bibliothèques n’est donc pas d’ordre technique mais politique : devenir l’un des lieux privilégiés d’intelligibilité du monde, à travers des collections (quels que soient les supports) qui le mettent en questions du point de vue des savoirs et offrent ainsi les conditions d’une participation effective, éclairée, aux questions que pose son devenir.

On n’est pas là en terre inconnue : il s’agit pour le bibliothécaire non pas de gaver les publics à la corne d’abondance des biens culturels « dématérialisés » mais, comme toujours, de trier et de hiérarchiser des contenus, de séparer, au sein d’une masse documentaire pléthorique, l’essentiel de l’accessoire, l’utile du nuisible ou de l’inepte, pour ne retenir, par principe (i.e. compte tenu de l’état des savoirs et de la part de subjectivité inhérente au choix), que le meilleur ou le plus adapté, en tout cas le plus digne d’être transmis – et ainsi de faire en sorte que ce monde de l’immédiateté et de la profusion ait un sens pour les gens.

A vouloir à tout prix se plier aux désirs – par nature insatiables – de sa « clientèle », de peur que celle-ci, frustrée, ne la délaisse, la bibliothèque ne ferait qu’encourager la tendance régressive qui commande d’obtenir « tout, tout de suite » – ce qui reviendrait à renoncer à sa seule justification : définir et satisfaire les vrais besoins. (Bonus : a-t-on réfléchi à l’image qu’on donne des publics lorsqu’on les pense comme des êtres mus par leurs pulsions et incapables de s’autolimiter ?)

On dira qu’on n’en est pas là. Pourtant, le simple fait qu’une journée professionnelle ait pu se construire sur une représentation mutilée de l’identité et des missions des bibliothèques montre un changement d’état d’esprit dans la profession. Comme il n’y a pas de génération spontanée, peut-être faut-il faire remonter cette involution à l’invention du « modèle » de la médiathèque, moment où la dimension éducative du métier tend à s’effacer au bénéfice de la fonction distributive.

Que penser par conséquent des « expériences » en cours de mise à disposition du public de contenus « dématérialisés » ? Si l’effort de réflexion qui a présidé à leur lancement est indéniable, quels sont leur intérêt et leur portée ?

3. Bon sens et cruauté

Je précise d’emblée que ce qui suit ne vise pas à dénigrer le travail des collègues concernés. Non seulement parce qu’il faut un certain courage pour se lancer dans l’aventure (personnellement, je ne m’y risquerai pas), qu’il est trop tôt pour dresser un bilan, mais aussi parce qu’ils ont fourni, avec Rettel, les contributions les plus intéressantes de la journée. Cela dit, il est difficile de taire le constat suivant : ces initiatives « novatrices » ont déjà une odeur de vieux livre.

C’est ce qu’ont mis en lumière deux remarques de la salle, l’une de bon sens, l’autre cruelle :

- la première a pris la forme d’une fausse question (rappelée plus haut) : pourquoi recourir à la bibliothèque dès lors qu’on peut obtenir ce qu’on veut par ses propres moyens ? La réponse était difficile ; et de fait, il n’y eut pas de réponse. L’argument « social » avancé par l’un des intervenants (mettre à la disposition des « plus démunis » les outils et les ressources en ligne) frisait le sophisme : c’est précisément chez les pauvres qu’on télécharge le plus, pour des raisons évidentes ; on n’a pas besoin de conseil pour accéder aux sources et on dispose d’un matériel performant et peu onéreux (quand il est acquis par des voies légales) ;

- la seconde soulignait cruellement que les solutions techniques avancées par les professionnels de la musique en ligne rendaient obsolètes les options retenues par les équipements à la pointe de l’offre « dématérialisée ».

En somme, sur le terrain de la technique les bibliothèques sont et resteront à la traîne – et c’est tant mieux, car là ne sont pas les enjeux. C’est l’occasion d’aborder, pour terminer, la question du contenu proposé par ces nouveaux services.

Si certains équipements n’innovent pas par rapport aux missions « traditionnelles » d’une discothèque en dur – leur offre ne faisant que mettre à la disposition du public, sous une forme « dématérialisée », un fonds d’œuvres musicales de référence (c’est d’ailleurs très bien) -, d’autres ont adopté une formule originale qui me semble problématique.

En gros, il s’agit pour les bibliothèques concernées de constituer un fonds de musiques locales (une « démothèque » en ligne) aussi complet que possible. Si le souci de valoriser les créations « bien de chez nous » et de faire de la bibliothèque la « caisse de résonnance » de la vie culturelle locale ne me paraît pas indigne, cette « mission » doit rester secondaire dans le cadre d’une bibliothèque publique.

D’abord parce que tendre à l’exhaustivité sans se soucier de la qualité, comme cela a été défendu, comme si l’œuvre valait pour son origine et non pour ses qualités intrinsèques, ne me paraît pas tenable, pour les raisons exposées plus haut. Cela revient en outre à rejeter l’idée même de politique documentaire, qui est choix raisonné et non simple accumulation.

L’autre risque me paraît à la fois plus grave et plus lointain, voire délirant – mais allons voir quand même. Une œuvre est toujours singulière. Mais ce qui fait sa valeur tient au fait que, lors même qu’elle part d’un point de vue singulier, elle est porteuse d’un au-delà d’elle-même qui entraîne le lecteur (de livres, d’images, de musique) à une compréhension plus large du monde, à le percevoir avec plus d’acuité – non pas au repli communautaire ou à la célébration de l’entre-soi.

Si les bibliothèques ne parvenaient pas à trouver leur place dans l’univers culturel « dématérialisé », si elles croyaient assurer leur salut en se polarisant sur les créations locales, en bornant leur mission à la constitution et à la gestion d’un patrimoine culturel « communautaire », comme certaines déclarations le laissent entendre, on assisterait à une féodalisation de la lecture publique. Evolution synonyme de régression : chaque fief, autrement dit chaque bibliothèque, devenant le porte-étendard d’un microcosme culturel autosuffisant et renonçant à proposer les moyens d’une intelligence globale du monde – perte de sens propice à conforter la mainmise des pouvoirs qui se nourrissent de la multiplication des particularismes et des communautés narcissiques.

« On n’est pas bien avancé », diront certains de tout de ce qui précède. Certes.

12 juin 2007

Note de l’équipe de l’ACIM :
On peut retrouver en ligne les présentations des intervenants de cette rencontre professionnelle :

- Sur le site de Cible 95
http://cible95.net/journee.htm#dematerialise

- Gilles Rettel
La musique a-t-elle encore sa place dans les médiathèques ?
http://blog.formations-musique.com/interventions/taverny-ecrans/taverny-mai-2007.html

- Xavier Galaup
Les voies diverses de la musique numérique
http://www.xaviergalaup.fr/blog/2007/06/04/presentation-les-voies-diverses-de-la-musique-numerique/

- Nicolas Blondeau
Musiques numériques en bibliothèque : accès, services et médiation
http://mediamus.blogspot.com/2007/06/la-mdiathque-dmatrialise-1-la-musique_04.html


[1] Le programme de la journée du 31 mai à Taverny : http://www.cible95.net/journeeConservation7juin2007.doc